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Art VS Artisanat

Le public en arbitre

Intuitivement, tout faiseur, tout créateur, même dans un amateurisme absolu, discerne bien ce qu'il fait, des moyens dont il dispose pour le faire. On entendra régulièrement d'ailleurs certains justifier la médiocrité technique de leur production par le fait qu'ils ne savent « pas très bien faire », ce qui ne les empêche pas de faire, et ne doit probablement jamais les en empêcher, et c'est ça qui est fabuleux probablement. On en vient à discerner l'art de l'artisanat, nouvellement des loisirs créatifs, plus encore que l'artiste de l'artisan. Et l'on devrait probablement ne jamais mépriser ces connards d'amateurs de merde qui prétendent à l'art car lui, au contraire de nous, n'est pas fermé. Mais lorsque l’artisan cohabite avec l’artiste, lorsque l'exaltation se vit concomitamment sur mille sujets qui engagent mille aspects de l’être, l’individu perd de vue les raisons de sa jouissance et les origines de sa fierté. Or, le public, lui, décide pour tous, parfois avec une ignorance affligeante, ce qui sera artistique et ce qui ne le sera pas. Distinguer ses compétences de ses tripes, c’est probablement un nécessaire et nouvel acte de réconciliation, qui engagera l’artiste, l’artisan et le public.

Structure et morphologie de L'oeuvre

On en conviendra simplement, une oeuvre est un véhicule vivant. Elle transporte, si ce n'est mille aspects, au moins 3 éléments presque toujours perceptibles : une expression de l'intellect, une expression du corps et une expression de l'âme, ou encore plus simplement, un propos, de la technique et des émotions. On ne se lancera pas dans une évaluation rigoureuse des proportions de ces aspects, chacun pouvant toucher le néant ou prendre une place écrasante. Mais c'est bien ça qui donnera forme à l'oeuvre.

L'artiste et l'artisan savent généralement ce qu'ils font. Ils savent aussi comment ils font, et ce qui se produit en eux lorsqu'ils font, au moins en partie. L'oeuvre est chargée de cette histoire et de ces aspects. De l'autre côté, le public, lui, est pourtant le seul garant de ce que comporte l'oeuvre, de ce qu'elle raconte et de son destin. Ce sont eux qui décident, non pas de sa structuration, mais bien de sa morphologie.

Artisanat

Les réflexions et conclusions portant sur l'artisanat commencent à dater. Mes parents étant à leur façon de formidables artisans et de formidables artistes, j'ai toujours imaginé que dans l'art, il y avait une part d'artisanat. C'est une conclusion qui tient bon.

Il y a peu, j'ai eu une longue discussion avec un ferronnier. Je lui ai demandé si je pouvais le suivre en stage pendant une semaine. Refusant, il a commencé à m'expliquer les changements de son métier, et son rapport à la transmission de savoir.

« Je ne suis pas artisan d'art » me répétait-il, un petit forgeron, un petit ferronnier.

Il a été formé simplement à l'artisanat, dans une école technique « classique ». Plus tard, sur son chemin, il a croisé un artisan d'art, et il tenait à cette distinction, puisque par ailleurs, même d'un point de vue administratif, la distinction existe. Au delà de l'intérêt qu'il portait aux techniques de ce « Maître », il a insisté sur la capacité de ce dernier à créer ex nihilo. Cette précision n'est pas de lui, mais c'est cela que ça signifiait.

Il concédait s'inspirer en permanence lorsqu'on lui demande de créer un portail ou une marquise par exemple. Il avouait être presque incapable de dessiner quelque chose de profondément original. Car cet aspect du métier, précisait-il, était surtout développé lorsque l'on suivait un cursus chez Les Compagnons. C'est aussi là qu'il m'a expliqué que ces mêmes compagnons étaient venus le voir pour lui demander de prendre de nouveaux arrivants en stage. Lui était stupéfait. « Je ne suis pas artisan d'art » me répétait-il, un petit forgeron, un petit ferronnier. Il a accepté cet apprenti à contre coeur, pointant surtout la perte des valeurs et de l'exigence des professions artisanales d'une part et de la capacité à prendre au sérieux l'art d'autre part.

Car, in fine, l'artisan est plus un technicien qu'un artiste. Il est expert d'une matière et d'un savoir faire technique. Il est « capable » d'exécuter parfaitement ce savoir pour produire quoi que ce soit, que cela soit très moche, très beau, très original ou totalement éculé. Face à l'ouvrage, on pourra se dire « c'est bien fait ».

Il y a eu un vif écho à une rage passée, un agacement chronique, celui de voir une discipline que l'on chérit vivre un changement[...]

Cette rencontre venait confirmer sans surprise particulière ce que je me suis toujours dit au sujet de l'artisanat, et ce qui m'a été donné de constater systématiquement par ailleurs. Mais le choc fut tout autre. Il y a eu un vif écho à une rage passée, un agacement chronique, celui de voir une discipline que l'on chérit vivre un changement, celui d'avoir l'impression que d'autres piétinent sa propre vocation.

Les nouveaux artistes

Il ne sera pas nécessaire de développer et commenter ce qui a déjà été traité mille fois. Sommairement, l'ère numérique, par la simplification des outils et l'accès gratuit ou économe à un ensemble de moyens productifs a permis à de nombreux individus de se lancer dans la création. Ce sont les nouveaux artistes. Les arts plastiques sont épargnés en partie, bien que l'explosion des loisirs créatifs propose aussi à sa manière de se prendre pour Rodin ou Picasso le dimanche.

Reprenons le biologie d'une oeuvre, car c'est cela qui importe. Peut-on nier que ce que produisent ces nouveaux artistes soit dénué d'intellect, de technique et d'émotion ? Peut-on contester leurs oeuvres ? Il semble impossible de le faire, et pourtant, on ressent une forme d'agacement, si ce n'est même un sentiment d'injustice.

L'homme qui « se dévoue » en veut à l'homme qui « prend à la légère ».

Ceci tient à l'insuportabilité de la facilité. L'homme qui « se dévoue » en veut à l'homme qui « prend à la légère ». Il lui en veut d'obtenir un résultat comparable, voire parfois meilleur. C'est en substance le même sentiment d'injustice éprouvé dans le monde du travail : comment ne pas en vouloir à celui qui travaille moins de gagner autant, si ce n'est infiniment plus ? Lui qui se tue à l'usine et sait que des investisseurs ne versant aucune goute de sueur gagnent en un mois ce qu'il gagnera en 10 ans ne peut le supporter. Et c'est probablement insupportable.

Cependant, à l'endroit de l'art, ou dans une moindre mesure, celui de la création et des oeuvres, le sentiment d'injustice se mue, ou est une mue, d'une jalousie profonde. Car, ou bout, il y a l'oeuvre. L'oeuvre est toujours incontestable en réalité. Et ce que l'on ne supporte pas c'est probablement plus d'être moins talentueux, après 10 ans de pratique et de don de soi, qu'un jeune blanc bec qui s'essaye pour la première ou deuxième fois à une discipline artistique.

la sublime, grotesque ou apparente absente technique

Qui n'a pas été hypnotisé par le spectacle d'un artisan travaillant la matière ? Ceux qui ont eu la chance de voir un ébéniste, un forgeron, un souffleur de verre, ou même un graphiste, un musicien, un vidéaste dans l'exercice de leur métier peuvent témoigner qu'il y a quelque chose de sublime là dedans. Le temps n'a plus lieu. Ces hommes sont là, confrontés à une matière, et exécutent un ensemble d'actions à une vitesse qui semble surhumaine. On voit l'oeuvre sortir du néant, peu à peu, sous nos yeux, et l'on voudrait que cela ne s'arrête jamais.

Cette technique là, si possédée, si incarnée, n'est jamais dissociée de l'artiste ou de l'artisan. Elle n'existe que pour permettre. Elle n'est jamais qu'un moyen, quelque chose au service d'une plus grande cause, d'un plus grand enjeu. Si elle est spectaculaire, elle n'est jamais pour autant « le » spectacle.

Qui n'a jamais été dérangé par le visionnage de ces vidéos sur youtube où l'on voit toute sorte de types, avec toute sorte d'instruments (une guitare à 15 manches, une batterie piano trompette, 30 pads numériques,boîte à rythme et séquenceurs) faire une cover d'un chanson de Michael Jackson ? Soyons honnête immédiatement : c'est bluffant. Mais, dans le tréfonds de son âme, on a l'impression de se faire enflé. Où est l'arnaque ? On peut supposer que lorsque la technique devient « le » spectacle, il y a une forme de gêne intrinsèque, quelque chose que l'âme refuse ou replace. Les yeux sont ébahis, mais la tête et le coeurs trouvent ça grotesque.

Aussi, comment accepter que des artistes peaufinant leur savoir faire, se tuant au travail de leur compétences et au raffinement de leurs outils, ceux-là même qui essaient de trouver cet obsessionnel équilibre entre intellect, émotion et technique, finissent par produire des oeuvres parfois infiniment moins touchantes que celles réalisées par un artiste qui ne répondrait qu'à la spontanéité ?

Nous sommes obligés d'évoquer ces oeuvres qui transpirent l'absence de technique, et celles qui ont l'air d'en être dépourvues. Et ce sont d'ailleurs celles-là qui nous intéressent. Là, notre tête et notre coeur ne trouvent rien de grotesque. Certes, nous avons tous entendu un jour cette crétine remarque « ma petite soeur de 5 ans pourrait le faire », mais d'une certaine façon, cet effacement, cette discrétion de la technique, qu'elle soit souhaitée, inconsciente ou subie, permet à l'émotion d'être prépondérante. Elle transperce, elle écrase tout, elle suffit.

Il y a ceux qui ont « tout compris » et ceux qui veulent tout comprendre. Les premiers sont libres de se laisser faire. C'est une question de métabolisation.

Résonance

Comment l'oeuvre devient-elle oeuvre d'art ? Qu'est-ce qui échappe si profondément à l'artiste qu'il ne peut lui même décider de se lancer dans une oeuvre d'art ?

La question semble absurde pour celui qui contemple, mais c'est pourtant une torture absolue pour celui qui crée. Lorsqu'un individu se veut artiste, son objectif inavoué ou inconscient, c'est de toucher au vif, de pénétrer l'âme de son public, de s'y connecter intimement. Mais il n'y peut rien. Lui, pour l'éternité, ne contrôle pas la destinée ni la portée de son oeuvre.

L'artiste est une anecdote. L'artiste est secondaire, voir ignorable. Ce sont les grandes oeuvres qui font les grands artistes, jamais l'inverse. C'est là où l'oeuvre est incontestable, car c'est elle le véhicule, c'est elle seule qui porte un potentiel d'universalité, quelque chose de si absolument touchant et chargé d'une vérité si finement délivrée, qu'immense sera le nombre d'individus bouleversés.

Le public rentre en résonance avec l'oeuvre. C’est son rôle et sa liberté.

Art VS Artisanat

L'art a cette prétention folle de toucher. L'artisanat cette capacité certaine à bien faire. L'art propose des oeuvres chargées. On y décèle un engagement mystérieux, quelque chose qui implique et porte nécessairement un bout d'âme.

Un ami a pu « testé » en avant-première Cube60. Il m'a fait un retour qui a obligé la reconception catégorielle du site, et une énième remise en question par ailleurs. La remarque initiale était simple: « Comment tu peux mettre à côté de tes oeuvres musicales, ce que tu as fait en vidéo pour les Petits Entrepreneurs ? ».

J'ai d'abord cru qu'il s'agissait d'un problème de catégorie, qu'il fallait que je distingue mes oeuvres du commentaire bavard que j'en faisais, ou qu'il s'agissait de la nature contextuelle de l'oeuvre, une différence à faire entre les travaux commandés, faits pour des amis, et les choses que j'ai réalisées seul. Puis la discussion s’est focalisée sur le problème du rapport à la matière.

De façon certaine, lorsque je fais une vidéo pour quelqu'un ou pour moi, ou lorsque je compose un titre avec quelqu'un ou seul, ou encore lorsque je photographie à la suite d'une requête ou à la suite d'une envie personnelle, j'aborde la matière de la même façon. À ce titre, je n’ai pas différencié les travaux, et toujours à ce titre, il était d’abord préférable d’aborder les publication par sujet ou par discipline. En réalité, le seul dénominateur commun, c’est sans doute l’artisan créateur. C’est bien le même technicien qui opère, et sans doute avec la même passion. Par contre, l’artiste est différent. Il n’engage pas son âme partout, tout le temps.

Cet ami, de toute évidence, distinguait les travaux l'ayant touché, des travaux ne l'ayant pas touché.

Si simple une fois écrit, si facile à comprendre. Si difficile à accepter aussi. Car d'un coup, on réalise que l'intellect et le corps, s'ils sont indispensables à la production d'une oeuvre, sont indubitablement secondaires. Cet ami, de toute évidence, distinguait les travaux l'ayant touché, des travaux ne l'ayant pas touché. Sondant plus tard d'autres être chers, la distinction se faisait aussi. Pas forcément sur les mêmes sujets, la sélection était souvent affinée selon les prédilections ou sensibilités de chacun, mais systématiquement, ce public là décidait: ça c’est de l'art, et ça, c’est moins ou pas de l'art.

Le choix de l'artiste

Cet article complète celui-ci.

Répétons : la polyvalence, tout comme la boulimie créative sont à la fois don et poison. Elles empêchent de se concentrer, et elle imposent un rapport addictif à la matière et à la création.

Être grisée par sa capacité à « faire », voir même, si l'on est encore plus honnête, à « produire ». Soyons doublement honnête, faire vite, bien, beaucoup de choses, c'est grisant. L'urgence est là, bien plus vive que celle de se lancer dans une démarche artistique profonde, ou encore de choisir le projet artistique d'une vie, ou que sais-je qui nous ferait dire au sujet de l'oeuvre de l'artiste, à sa disparition : « il a consacré sa vie à étudier ce machin au travers de ses oeuvres », ou encore « il est un digne représentant du mouvement moncul ayant dévoué sa vie à créer du moncul ».

Répétons : un artiste expose ses oeuvres, c'est une condition sinequanone. À la lumière de cette conclusion qui sonnait comme un manifeste, le travail intellectuel était terminé. Il suffirait d’exposer, de publier ses oeuvres, pour être enfin un putain d'artiste. C'était sans compter cette réflexion forcée sur la distinction à faire entre ses compétences et ses tripes.

Les oeuvres comportant moins de tripes sont-elles de vulgaires travaux qui ne méritent pas l’exposition ?

Alors il faut choisir, trier. L'artiste lui-même sait en réalité dans quoi il a engagé son âme, et donc, puisque nous avons conclu que c'était le caractère distinctif de l'art, dans quoi il s'est impliqué « artistiquement ». Questionnement imposé en conséquence : Les oeuvres comportant moins de tripes sont-elles de vulgaires travaux qui ne méritent pas l’exposition ?

Cette distinction critique, ce jugement libre et ce choix sont à prendre au sérieux, car, comme me le soufflait ce valeureux ferronnier, l'art, c'est pas du pipeau. Mais l’artisanat, c’est pas du flan non plus.

Art X Artisanat

Il y a un jugement de valeur instinctif : l'art, c'est [superlatif positif de votre choix] que l'artisanat. C'est sûrement là que la liberté doit s'exprimer pour l'artiste et l'artisan qui co-existe en lui. Il ne fau(drai)t pas dénigrer les créations plus manifestement artisanales, plus ouvertement techniques, ni même les collaborations moins engageants, les travaux de commandes, les créations faites pour autrui, ou les participations discrètes. C’est autre chose, en n’en point douter, mais ça n’a pas moins de valeur. D’ailleurs, ces oeuvres, ces interventions là ne comportent-elles pas aussi ces fulgurances de l'âme, plus épisodiques, moins ostentatoires, mais contribuant au sublime, ou créant une émotion accessible ?

Alors nous pouvons conspuer pour l’éternité ceux-là qui ne soucient jamais du savoir faire, ces autres qui n’ont jamais interrogé la matière, ou ceux-ci qui n’ont aucun regard sur l’histoire de l’art. Nous nous moquerons de ces guignols modernes spécialistes du spectacle sur youtube. Nous aurons encore la liberté de mépriser les designers sonores, ces opportunistes tamponnés artistes par des agences de com, elles-mêmes spécialistes en vente de bullshit pour des boîtes de crétins qui prient pour que leur pub de merde ait l’air stylée. Nous continuerons à conchier ceux qui après une vie à créer ne se seraient jamais posés la question de la condition de l’art et de l’artisanat. Enfin, nous prendrons pour l’éternité du plaisir à savourer nos envies de meurtres lorsque nos amis exposent sur les réseaux sociaux le fruit pourri de leurs loisirs créatifs.

Mais il faudra bien se taire lorsque nous serons touchés.

Il faudra bien s’adoucir lorsque nous serons témoins de la publication courageuse des premières oeuvres d’un artiste en devenir, quel que soit son devenir. Et nous pourrons au mieux donner un avis, jamais contester que l’oeuvre existe bel et bien.

Si l'on peut clairement, en tant qu'artiste, savoir à quel endroit l'engagement de l'âme fut total, on ne peut décider pour le public à quel endroit il le percevra.

L'artiste et l'artisan sont de bons amis. Ils collaborent en permanence, dans une intimité sublime, se donnent et s'échangent, se prêtent à volonté. Si l'on peut clairement, en tant qu'artiste, savoir à quel endroit l'engagement de l'âme fut total, on ne peut décider pour le public à quel endroit il le percevra. C'est un pari, et dans la foulée, un tri arbitraire que l’artiste et l’artisan doivent réaliser, un choix de galeriste, une sélection qui n'a pas de légitimité profonde et objectivable. Mais c’est une distinction probablement nécessaire, sûrement généreuse, et à ce titre, souvent obligatoire.

Ainsi, le manifeste et sa conclusion salutaire seraient à modifier : « un artiste expose ses oeuvres artistiques, celles de son choix ».
Mais surtout, n’est-ce pas l’occasion de faire une sublime place aux créations de l’artisan, lui qui jubile dans la matière, lui qui n’interroge qu’à l’occasion, lui qui laissera volontiers aux autres le soin de lui raconter ce qu’il a voulu dire, même s’il ne voulait peut-être rien dire, et avant tout faire.